Francis est debout au centre d’un cercle d’un mètre cinquante de diamètre environ, délimité par une trace creusée dans le sol.
Kadi s’approche. Aussitôt Francis sort un pistolet et le braque sur Kadi.
Francis – T’approche pas. (Kadi s’arrête) C’est chez moi ici, t’as rien à foutre là. (Kadi fait un pas vers Francis) Bouge pas ! Qu’est-ce que je t’ai dit. Si t’avances encore, je te plombe, compris ? (Kadi hoche la tête) Qu’est-ce que tu fous là d’abord ? C’est où chez toi ?
Kadi – C’est plus nulle part.
Francis – T’es là pour me voler ma terre ? je le savais ! Bouge pas ! Ici, c’est chez moi, c’est ma terre, j’y suis né. Mon père y est né. Mon grand-père aussi. Mon fils y naîtra. Y a de la place pour personne d’autre. Et surtout pas toi. Dégage ! Trouve toi une autre terre.
Kadi – Y en a plus d’autre. Elles sont toutes occupées. Où je peux aller, moi ?
Francis – C’est pas mon problème. T’avais qu’à pas quitter ta terre !
Kadi – Ma terre, elle était morte, rongée par le sel et le vent, elle a tué mon père et mon grand-père. Je ne veux pas qu’elle tue mon fils aussi. Alors je suis partie.
Francis – T’es partie mais pour où ? Pour nulle part. Tu vas faire quoi maintenant ? Errer toute ta vie, à la recherche d’une terre libre ? Il va vivre où ton fils ? Il va mourir sans terre, c’est tout.
Kadi – Je peux me mettre là.
Francis baisse son arme.
Francis – Où ça, là ?
Kadi – Juste ici. (Kadi trace un cercle dans le sol autour de ses pieds. Il touche presque le cercle de Francis) Il n’y a personne.
Francis – C’est trop près. Tu n’as pas le droit. Les terres doivent être séparées les unes des autres par une distance équivalente à une terre.
Kadi – Qui a dit ça ?
Francis – Tout le monde.
Kadi – Alors le monde n’a qu’à m’en empêcher. Moi, je m’installe.
Kadi s’assied au centre de son cercle.
Francis – NON ! tu ne peux pas faire ça ! Tu n’as pas le droit.
Kadi – Ici, mon fils vivra bien. La terre est fertile. Le ciel apaisé.
Francis – Non, j’ai dit non !
Il braque à nouveau son arme sur Kadi.
Kadi – Tu vas me tuer ? Pour une terre qui n’est même pas à toi ? Mon cadavre te dérangera plus que moi maintenant. Morte, j’attirerai les mouches et les hyènes. J’empoisonnerai l’air et la terre. Il te faudra partir toi aussi à la recherche d’une terre libre. Laisse-moi vivre là. Je ne t’embêterai pas. Je ne ferai pas de bruit. Promis.
Kadi tend la main vers Francis. Francis braque toujours son arme vers Kadi.
Francis – Qui me dit que tu ne vas pas en profiter quand je dormirai pour me voler ma terre ?
Kadi – Celle que j’ai me suffit.
Francis – Ça ne suffit jamais.
Kadi – Tu vas devoir me faire confiance.
Francis – Pourquoi je ferais ça ? je ne te connais pas.
Kadi – Je peux te raconter qui je suis.
Francis – Qu’est-ce que ça peut me faire de savoir qui tu es ?
Kadi – Ça ne te fera pas de mal, en tout cas.
Un temps. Kadi lui fait signe de s’asseoir aussi. Francis regarde autour de lui. Il hésite un instant puis se décide à ranger son pistolet et à s’asseoir face à Kadi.
Francis – Alors ?
Kadi – Il était une fois…
Francis – Eh !
Kadi – Quoi ?
Francis – C’est quoi, cette histoire ? Ça commence comme un conte de fée.
Kadi – Je te la raconte ou pas ? (Francis acquiesce de la tête) Bon. Il était un fois une petite fille et sa maman qui vivaient sur une terre perdue au milieu d’un désert. Tout était loin de cette terre. Les voisins étaient loin. L’eau était loin. La nourriture aussi. Mais elles étaient toutes les deux nées là, comme leur père et leur grand-père. C’était leur terre de famille. Pourtant chaque jour quand la petite fille se réveillait, il lui semblait que leur terre avait rapetissé. Comme si chaque nuit, un petit animal venait la grignoter. Un nuit, la petite fille, sans rien dire à sa maman resta éveillée pour voir ce qui se passait. Au milieu de la nuit, quand tout dormait autour d’elle, la petite fille blottie contre sa maman endormie, observait la terre et les étoiles mais rien ne se passa. Seulement le jour suivant, leur terre était encore plus petite qu’avant. La petite fille s’en inquiéta mais sa maman lui dit « mais non, notre terre est toujours pareil, ne t’en fais pas. » Et toutes les nuits d’après, la petite fille veillait sans rien voir et tous les matins suivants, sa maman tentait de la rassurer. Mais la terre était toujours de plus en plus petite pour la petite fille. Quand soudain, un matin, la terre était devenue si petite qu’il n’y avait plus de place pour deux. « Maman, regarde, la terre est trop petite pour nous deux » dit la petite fille. Alors la maman lui caressa le front. « Non, ma chérie, ce n’est pas la terre qui est trop petite, c’est juste toi qui a grandi. »
Francis – Alors tu es partie.
Kadi – Qui te dit que c’était moi ?
Francis – Tu devais me raconter ton histoire.
Kadi – Mon histoire est celle de tout le monde.
Francis – Ça ne me dit pas qui tu es.
Kadi – Je croyais que ça ne t’intéressait pas.
Francis – Ça m’occupera.
Kadi – Tu t’ennuies ?
Francis – Regarde autour de toi. A part protéger ma terre, je peux faire quoi ici ? Dormir ou faire le guet. C’est tout ce qu’il y a à faire.
Kadi – Et là, tu n’as pas sommeil ?
Francis hausse les épaules.
Francis – Toi oui ?
Kadi – J’ai beaucoup marché, je suis fatiguée. Je te raconterai qui je suis demain. Bonne nuit.
Kadi se pelotonne au centre de son cercle. Francis la regarde un instant avant de se coucher à son tour en boule.
Francis – Bonne nuit.
Silence. La nuit est tombée. Francis dort. Doucement Kadi redresse la tête. Francis ne se réveille pas. Kadi se relève doucement et s’approche du cercle de Francis. Sans bruit, elle efface les limites de leur cercle respectif et les joint. Puis se recouche et s’endort.
Le jour se lève. Francis se réveille en premier, baille, s’étire. Soudain il voit que les deux cercles sont à présent réunis. Il se précipite sur Kadi et la secoue, son arme à la main.
Francis – Eh !
Kadi, (baillant) – Quoi ? Qu’est-ce que tu fais là ? C’est chez moi ici.
Francis – Regarde !
Kadi se frotte les yeux et regarde les cercles joints que lui montre Francis.
Kadi – Qu’est-ce que tu as fait ?
Francis – Moi ? Tu crois que c’est moi qui ai fait ça ?
Kadi – Tu veux que ce soit qui d’autre ?
Francis, interloqué, regarde Kadi.
Francis – Et ben, toi !
Kadi – Ne sois pas bête, je me suis endormie la première. Alors que toi…
Francis – Moi ? je me suis endormi en même temps.
Kadi – Pourquoi je devrais te croire ? Tu es peut-être resté à faire le guet et puis quand tu en as eu marre, tu es venu agrandir ta terre pendant que je dormais. Mais ça ne servira à rien, ici, c’est chez moi et je ne partirai pas, voleur de terre !
Francis regarde autour de lui sans comprendre.
Francis – Mais…
Kadi – Voleur de terre ! Voleur de terre ! Voleur de terre !
Francis – Chut ! tais-toi ! Ils vont t’entendre…
Kadi – J’espère bien qu’ils vont m’entendre ! Voleur… attends, qui va m’entendre ?
Francis – La police de la Terre. Ceux qui décident qui a le droit à une terre et ce qu’on a le droit d’y faire. Ils n’aiment pas beaucoup les voleurs de terre.
Kadi – Ils leur font quoi aux voleurs de terre ?
Francis – Ils les enferment sous terre.
Kadi – Ouais.
Francis – Et ils leur coupent les mains pour qu’ils ne puissent plus jamais voler une terre et les pieds pour qu’ils ne puissent plus jamais fouler la terre.
Kadi – C’est moche.
Francis – Ouais.
Un temps. Kadi regarde Francis.
Kadi – Alors on fait quoi ?
Francis – J’en sais rien.
Kadi – Avec cette terre en commun ?
Un temps.
Francis – On pourrait la partager ?
Kadi – On pourrait.
Francis longe les limites de la terre.
Francis – Ça en fait de la place.
Kadi – Ouais.
Francis – C’est un peu comme dans ton histoire mais à l’envers. Cette nuit, la terre s’est agrandie.
Kadi – Ou alors, on a rapetissé.
Francis – Ouais.
Kadi tend la main à Francis.
Kadi – Je m’appelle Kadi.
Francis serre la main de Kadi.
Francis – Et moi, Francis.
Kadi – Bonjour Francis.
Francis – Bonjour Kadi.
Fin.
(Pièce courte écrite suite à un appel à textes pour les Veilles Théâtrales 2015 de Baguida au Togo sur le thème TerreS)