Le Kid est un joueur de poker. Mais de cette passion dévorante, il en fera peu à peu sa vie, son métier, autant abrité qu’exposé par son mentor mafieux. Faire ce choix, se laisser aller au flux des blinds et des tours d’enchère, c’est accepter de n’en sortir jamais. Ou alors les « pieds devant »…
Monologue construit comme une partie de Texas Hold’em, les personnages qu’il a croisés s’invitent à la table et parlent du jeu, de la chance ou juste de la vie.
Productions
Compagnie la Troup’ment – mes Sébastien Geraci – 2012
Pièce écrite lors d’une résidence d’écriture
francophone au Québec organisée par le CEAD en mai 2009
Avec le soutien d’ANETH (Aux Nouvelles Ecritures Théâtrales).
Avec l’aide de l’Association Beaumarchais et de l’OFQJ.
Extrait
C’est là que le jeu commence vraiment. A ce moment précis. Quand on retourne les trois cartes du flop. Avant il est encore temps de fuir, de te tirer, de laisser tout tomber sans trop risquer ta peau. Quand tu ne connais que tes cartes et que tu ne peux jouer qu’avec elles. Il est encore temps de les jeter, faces cachées, parce que tu n’as aucune confiance en elles et encore moins en toi.
(Un temps.)
Une fois que le flop est retourné, c’est trop tard. Tu prends tes responsabilités. Tu assumes. Si tu bluffes, tu bluffes. Si tu cours après la chance, tu pries pour qu’elle pointe sa gueule au turn. Si tu maîtrises ta table, tu laisses venir. Ça sert plus à rien de regarder tes cartes. Tu sais très bien ce que tu as en main.
(Un temps.)
All-in.
(Le joueur pousse tous ses jetons au centre de la table et toise les quatre chaises.)
Je n’ai jamais eu peur à la table. A quoi ça aurait servi ? Perdre ? Perdre quoi ? Du fric ? l’honneur ? la vie ? Tout ça je m’en foutais. Alors, à quoi bon avoir peur ? A la table, on sent toujours ceux qui s’accrochent à leurs cartes comme à des bouées de secours. Ça attire les requins. Ils guettent ceux qui surnagent encore un peu avant de couler. Ceux qui poussent leur maigre tas de jetons au milieu de la table, avec déjà le dernier souffle au bord des lèvres. L’enjeu les dépasse. Le jeu aussi.
(La lumière change et se resserre sur le visage du joueur. On en oublierait presque la table de jeu, la partie de cartes, la pile de jetons au centre.)
Pourquoi tu joues, petit gosse ?
Ben, parce que j’aime ça.
Pourquoi t’aimes ça ?
Parce que je suis bon.
Et les autres ?
Quoi les autres ?
Les autres joueurs que tu bats…
Ben j’sais pas.
Tu sais pas ?
Ben, non Carra, j’sais pas. Tu viens te coucher maintenant ?
(Un temps.)
Pour l’espoir, petit gosse. L’espoir que tout ça ait un sens.
J’comprends pas, Carra.
Viens te coucher, petit gosse.
(Silence. Le joueur se lève très doucement de la table et la contourne. Il fait tomber une des chaises.)
Le monde dans lequel je vivais. Le monde qui m’avait vu naître. Le monde qui m’avait rempli de nourriture pour que je grandisse, m’avait raconté des histoires pour que je m’endorme. Le monde qui avait soigné mes genoux écorchés, essuyé la morve qui me coulait du nez puis avait rempli mes poches et mon lit d’argent et de filles faciles. Ce monde ne m’avait jamais parlé d’espoir. L’espoir, c’était la chance et la chance, c’était une belle salope.
(Il fait tomber une chaise de plus.)
Dans mon monde, il n’y avait de la place ni pour la chance ni pour l’espoir.